SUCH A GRACE IN SUCH A DEMON • bells

DIX-HUIT SEPTEMBRE 1999 ♣
- BEEEEEEELLS! - Chuut, tout va bien. Regarde moi dans les yeux, Mary : tout va bien. Les deux petites filles étaient serrées l'une contre l'autre derrière le grand paravent en bois de la chambre. Bells ne pleurait pas. Il y avait longtemps qu'elle ne pleurait plus, à quoi bon ? Elle avait posé ses mains sur les épaules de sa petites soeur, secouée de la tête aux pieds par de déchirants sanglots. Elle, ne comprenait pas. Elle était encore trop petite pour comprendre le mal, alors elle criait et elle pleurait. Mais, malgré ses pleurs bruyants, Bells continuait d'entendre ceux de sa mère, à l'étage du dessous, et les braillements sauvages de son père. Dans ces moments, elle fermait simplement les yeux, très forts, et se bouchait les oreilles de ses petites mains moites. Sentir le souffle chaud de sa soeur, ses doux cheveux contre sa peau, suffisait à la faire tenir. Ces derniers temps, il était de plus en plus violent et c'était de plus en plus dur pour les deux petites. En dessous, un bruit de verre qui se brise se fit entendre et Mary laissa échapper un petit gémissement plaintif. Ce jour-ci, ce fut la lueur terrorisée qui brillait dans les yeux de la petite qui donna à Bells la force de faire son choix. Elle avait peur, elle aussi, peur de ce qui se passait depuis des années, peur de ce qui se passerait, mais maintenant elle savait que rien ne changerait si elle ne faisait pas elle-même changer les choses. Elle essuya doucement une larme qui coulait sur la joue rose de sa soeur et prit une profonde inspiration. - Mary... commença t-elle, mais la petite avait déjà comprit. Elle s'agrippa de ses petites mains au bras de son aîné, enfonçant presque ses ongles dans la chair. - Bells, reste avec moi, gémit-elle, effrayée à l'idée de se retrouver toute seule. - Mary, c'est le seul moyen... Tu restes ici et tu ne bouges pas, d'accord. Tout va bien se passer. Elle se leva, indifférente aux appels désespérés de la petite, portée par une détermination nouvelle. - Tout va bien se passer, se répéta t-elle pour elle-même en contournant le paravent. Elle descendit les escaliers sur la pointe des pieds, longea le long couloir, essayant d'oublier les cris qui provenaient de l'arrière du rez de chaussée, derrière elle. Tout en silence, elle sortit de la maison. La lumière crue du soleil l'aveuglant, elle mit ses mains en visière, jeta un coup d'oeil à la petite rue qui était déserte, et s'élança de toute la vitesse qui pouvait la porter. De sa maison au commissariat, il fallait un bon quart d'heure à pied. Ce jour-là, elle les fit sans s'arrêter, courant toujours plus vite. Une chose était claire dans sa tête : son papa ne ferait plus jamais de mal à sa maman.

TROIS AOÛT 2000 ♣
- Voilà, c'est bon, décréta Bells en terminant d'étaler la crème solaire sur le dos de sa petite soeur. Et n'oublie pas de mettre ton chapeau. - Mais pourquoi ? grommela la petite, tout en enfonçant cependant son chapeau de paille sur sa tête. - Parce qu'il fait très chaud. Voilà, très bien. - Pourquoi Maman ne vient plus sur la plage ? Bells retint son souffle, les dents serrées. Elle savait très bien que sa petite soeur ne comprendrait pas. - Maman... Maman est triste parce que Papa est parti. Alors, elle préfère rester toute seule à la maison. La petite leva sur elle ses magnifiques yeux bleus étonnés. - Mais Papa était méchant. - Oui, mais Maman aimait Papa quand même. Écoute, les adultes sont parfois étranges, d'accord ? Elle se félicita d'avoir trouvé cet argument. C'était la meilleure façon d'expliquer les choses à Mary. Maintenant, elle ne poserait plus de questions. En effet, cette réponse sembla lui convenir. Ayant attrapé une pelle en plastique dans sa petite main droite, elle la brandit devant les yeux de sa grande soeur. - Tu m'aides à faire un grand château ? Bells lui adressa un tendre sourire et prit elle même un seau qu'elle remplit de sable frais. Mary, passionnément absorbée dans sa tâche, chantonnait un l'air de « Imagine » que lui avait appris Bells. - Mary... murmura cette dernière. La petite releva la tête, faisait voler ses boucles brunes. C'était la grande différence qu'elle avait avec sa grande soeur : leur couleur de cheveux. Ceux de Bells étaient d'un roux vif alors que la chevelure de la plus petite était noisette. Mary lui adressa un grand sourire, dévoilant ses petites dents toutes blanches. - Quoi ? - Tu sais que tu peux compter sur moi, hein ? Je serais toujours là pour toi Mary, toujours.

NEUF JUILLET 2007 ♣
- Je suis désolé. Nous avons fais le maximum, mais nous n'avons pu la réanimer. Bells leva les yeux sur le grand blond devant elle. Il tripotait nerveusement le col de sa blouse blanche. À l'instant où elle l'avait appris, elle avait sentit tout son monde, toute son existence s'écrouler, plonger au plus profond des abîmes et plus rien n'avait semblé l'importer. Son esprit était vide. Vide de tout, vide de pensées, vide de sensation. Ou plutôt si, maintenant qu'elle y pensait, elle avait un peu froid. Sûrement à cause du courant d'air qui circulait dans les couloirs de l'hôpital. Elle sentit sa vue se brouiller et des larmes chaudes brûler ses yeux. Après la tragique mort de sa soeur, elle s'était crue si traumatisée qu'elle avait pensé que rien ne pourrait plus jamais l'atteindre. Pourtant, elle se trompait. - Les analyses ont révélé un fort taux de somnifères présents dans son sang... Mlle Horsentree, votre mère était-elle dépressive ? demanda t-il soudain d'un ton léger, sans pour le moins cligner des yeux. - Nous connaissions ses antécédents cardiaques, mais... ce que je veux dire c'est... Aurait-elle été capable de mettre fin à sa vie ? - Vous voulez dire avant ou après s'être fait battre par son mari ? Elle leva les yeux au ciel, plus pour chasser ses larmes qu'autre chose et inspira un grand coup. Qu'est-ce que j'en sais, moi ? murmura t-elle en détournant le regard. - Elle ne me parlait pas, elle me détestait même. Je... je veux juste sortir d'ici, d'accord ? Je veux juste qu'on me fiche la paix. Vous avez un mouchoir, s'il vous plaît ?

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DIX MAI 2010 ♣
- Je ne pourrais jamais le faire, gémit Bells, passant pour la centième fois la main dans ses cheveux. - Ne dis pas de bêtises, tu sais très bien que tu es prête. - Là, c'est toi qui dis des bêtises, il me reste plus de deux cents pages à apprendre, il faut que je passe au pressing, j'ai un amoncellement de factures et je ne sais même pas si j'ai de quoi les régler, et… Oh merde ! On est samedi ? Zut de zut, il faut aussi que je passe au cimetière. - Bells, la chose la plus importante dont tu dois te soucier, c'est ce concours, d'accord ? Si tu veux je m'occuperai pressing. - Oh, Vicky, ça serait super. Je… je ne sais pas comment te remercier. Si tu n'étais pas là… - Oui, mais je suis là, alors maintenant raccroche tout de suite et ne perd pas une minute. - Merci, merci encore. - C'est ça. Bells reposa le combiné sur son socle. Elle jeta un regard sur l'ensemble de la pièce baignée dans la pénombre. Une dizaine de vêtements traînaient au sol, au milieu des sacs et des livres. Elle passa encore la main dans ses cheveux en soupirant longuement. En zigzagant entre les robes et les chaussures, elle se rendit dans la salle de bain en traînant des pieds. La lumière vive du néon lui fit plisser les yeux et elle se massa doucement le front, de peur de ressentir le terrible mal de crâne qui la guettait depuis le matin. Son propre reflet la fit grimacer : elle avait une allure effroyable. Pas démaquillée de la veille, son mascara avait coulé jusqu'au milieu de ses joues et d'affreux cernes gonflaient ses yeux légèrement rouges ; sa tignasse rousse était emmêlées comme jamais elle ne l'avait été. Elle commença par se passer de l'eau froide sur le visage, pas question qu'elle se remette à travailler dans cet état. Elle était en train de se brosser énergiquement les dents lorsque le téléphone sonna à nouveau dans la chambre. Jurant et pestant, elle se rinça rapidement la bouche et courut décrocher. - Allo ? - Allo, Mlle Bellington Horsentree ? - Elle même, répondit Bells d'une voix lointaine, tout en entreprenant d'ouvrir les stores de sa chambre. - Bonjour, Mlle Horsentree, je suis Mr Pumpton, huissier. Je vous appelle aujourd'hui comme une mesure de mise en garde. Il y a plusieurs mois que vos dernières factures n'ont plus été payées. Si vous ne remédiez pas à cette situation, nous serons dans l'obligation de saisir vos biens. Bells avait lâché le store. Elle se laissa lourdement tomber sur son lit. - Non, je vous en prie, si je réussi mon concours j'obtiendrais une bourse, et j'aurais plus de temps libre pour trouver de quoi payer… Je peux m'en sortir ! - Mais j'en suis certain. Je suis sûr que vous trouverez un moyen. Voyez avec votre banque. Mais ce sera l'unique mise en garde. Elle enfoui son visage entre ses mains moites, entre le désespoir et la fatigue. Elle n'avait pas besoin de ça. Pas ça, pas maintenant. Son cerveau réfléchissait à toute allure et elle sentit très vite une douleur assommante au dessus de ses tempes. L'homme, de l'autre côté du combiné continuait de parler, mais elle ne l'écoutait plus. Alors qu'elle fixait le sol d'un air abattu, l'esprit absent, son regard se posa sur une lettre qui gisait au sommet du tas de factures. Elle l'avait ouverte mais elle détestait catégoriquement ce genre de publicité. Pourtant, elle semblait maintenant attirée par le petit bout de papier qui s'échappait de l'enveloppe. Le téléphone toujours coincé entre sa joue et son épaule, elle attrapa agilement la lettre du bout des doigts et la parcouru rapidement. Alors, avant même de s'être rendue compte de ce qu'elle faisait, avant même d'avoir réfléchi, elle raccrocha au nez de l'huissier qui parlait toujours, puis, les doigts tremblants, elle caressa la feuille de papier. Ses sourcils étaient plissés en un air sauvagement déterminé. Elle prit son téléphone portable et s'empressa d'envoyer un texto à Victoire Boath : « Vickie, je prend des vacances. J'en ai besoin. » Son regard se posa à nouveau sur l'image qui ornait la lettre, et elle ne pu s'empêcher de sourire. Elle avait besoin d'un peu de calme, et elle pourrait toujours s'occuper de ses révisions une fois là-bas.

VINGT-SIX MAI 2010 ♣
- Je t'assure que c'est une mauvaise idée, grommela Vickie en jetant un regard anxieux à la jauge d'essence. Bells leva les yeux au ciel. Elle détourna le regard vers le paysage qui défilait de l'autre côté de la vitre baissée. Elle inspira une grande bouffée d'air à peins poumons et poussa un soupir de bien être. - Au contraire, je pense que c'est une excellente idée. Une abeille s'était introduit à l'intérieur de la voiture et bourdonnait contre le rétroviseur. - J'aimerais tellement m'envoler loin de tout ça, soupira t-elle, plus pour elle même que pour son amie. Soudain, elle se figea : elle reconnaissait la chanson qui passait à la radio. « Imagine » ... Se sentant défaillir, elle donna rageusement un coup de pied dans le transmetteur. - Hé ! s'exclama Vickie. Si tu as quelque chose contre John Lennon, très bien, mais ma voiture ne t'a rien fait !... Écoute, je sais que la vie est dure, mais ça ne sert à rien de fuir les ennuis. Ils vous rattrapent toujours, répondit Vickie en chassant l'insecte d'un geste négligeant. Bells laissa échapper un petit rire aigu. Puis elle redevint très sérieuse et se tourna vers son amie. - Fais moi confiance, d'accord ? Tiens, gare-toi par là, il y a de la place à l'ombre. Vickie semblait toujours sceptique lorsqu'elle coupa le contact. - C'est tout ce que tu prends ? s'enquit-elle en voyant la toute petite valise rouge que Bells sortait du coffre. Cette dernière hocha la tête. - Je n'ai pas besoin de grand chose. Je vais me répéter, mais je ne recherche qu'un peu de calme et de paix. Tu sais quoi, je t'enverrai un texto lorsque je serais à l'hôtel. Sur ces dernières paroles, elle étreignit son amie avec chaleur, l'embrassa sur les deux joues et entreprit d'avancer vers l'entrée de l'aéroport d'un pas énergique. Mais, tout en marchant, elle ne put s'empêcher de jeter un regard intimidé devant l'imposante silhouette du bâtiment. Vickie se trompait, elle en était sûre. Maintenant, c'était fini les ennuis.